Un bagne symbole de la souffrance du peuple irakien.
J’ai visité Abou Ghraïb
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La Dépêche N°32 semaine du 25mai au 1 juin 2004. Le contenu de cet
article, envoyé de Baghdad, a été publié en octobre 2002 dans le
quotidien L'Actualité, journal "décédé" en septembre 2003.
Abou Ghraïb, le nom étrange de ce bagne de haute sécurité a fait le tour de la planète à l'occasion de la publication de quelques clichés pris en guise de photos souvenir par des soldats américains en train de se défouler sur les prisonniers irakiens après une journée de harcèlement par les résistants.
Pourtant Abou Ghraïb, que des sénateurs américains dans un sursaut de dignité, ont appelé à raser pour effacer la honte, est devenu le symbole de la répression qui s'est abattue sur un peuple qui a souffert sous la dictature de Saddam Hussein et continue de souffrir sous la torture des occupants ; Abou Ghraïb n'est pas une prison, c'est le monument érigé en hommage à la souffrance du peuple irakien.
Dans les derniers mois du règne de Saddam Hussein sur l'Irak, fait exceptionnel, la prison a été ouverte aux journalistes étrangers venus couvrir le référendum du 15 octobre 2002 qui avait vu le " raïs " remporter 100% des suffrages.
Dernier journaliste algérien resté en Irak à attendre la guerre, je me retrouvai avec de nombreux confrères européens et américains convoqué un 19 octobre à une conférence de presse au centre de presse du ministère de l'Information irakien.
Au bout d'une heure d'attente un bruit de couloir fait savoir que les journalistes sont attendus au rez-de-chaussée. Oudai Attaï, directeur de l'information au ministère du même nom recevait quelques vedettes de la presse internationale dans un bureau avant d'en sortir pour hurler dans un anglais avec un fort accent "all of you got cars ? "… une réponse à l'unisson se fait entendre " yes, yes, yes "…
J'ai à peine eu le temps de comprendre que je me retrouve a chercher moi aussi une voiture que je n'ai pas prévue. Je demande à Oudai Attaï que doivent faire ceux qui n'ont pas de voitures ? Visiblement irrité, il ne répond pas et me lance juste un regard méchant. Je m'accroche à une équipe de la télévision française France 3 baptisée par ses membres la BAS (brigade anti scoop) et visiblement aussi perdue que moi.
Le fourgon Mazda que nous empruntons "blinde à mort " et a du mal à suivre le convoi des bolides lancé tombeau ouvert sur l'autoroute Baghdad-Falloudja. Nous perdons le cortège à un croisement. Des policiers à un barrage nous font des signes… nous sommes sur le bon chemin.
Nous arrivons bon dernier à une sorte de no man's land faisant oublier l'opulence architecturale de Baghdad. Nous nous rangeons là où les voitures se sont garées… je m'exclame, "mais c'est la prison". Le panneau en arabe est sans équivoque "centre de rééducation et de réadaptation". Nous sommes à la prison d'Abou Ghraïb.
Nous sommes en prison
Saddam Hussein a décidé une grâce générale pour tous les détenus, même les prisonniers politiques, indique le communiqué de la présidence lu à la radio. Dans les minutes qui suivent notre arrivée, une foule compacte commence à se former devant le portail principal de la prison.
L'annonce faite à la radio et à la télévision a rameuté les populations à croire que tout Baghdad a un membre de sa famille dans les geôles de Saddam Hussein.
Le ministre du travail, dont dépend la prison, répète devant les caméras de CNN, d'Al Jazira et de France 3 que le président a décidé libérer tous les prisonniers détenus en Irak parce qu'ils ont voté pour lui avec le sang. Discours sans contenu et le ministre refuse de répondre à la moindre question, il veut juste être filmé.
La cour à l'entrée de la prison, parfaitement entretenue n'échappe pas à la propagande locale. Un portrait géant de Saddam Hussein orne les lieux. C'est le cadeau offert par des prisonniers artistes peintres au "Qaïd", lit-on en bas du tableau.
C'est aussi la particularité de ce bagne des temps modernes. On peut trouver de tout dans les cellules. Des peintres, des artistes, des universitaires, des poètes, des hauts fonctionnaires, des insoumis au service militaires et aussi des voleurs ou des assassins. Il y avait aussi des dissidents Kurdes.
Comme toutes les prisons du monde la restriction des libertés s'accompagne de moyens de coercitions. Des caves en sous sol, des cabines en tôle ondulées dans les cours, livrées au froid ou à la chaleur pour les récalcitrants. Les moyens de contraindre les individus à l'obéissance sont inclus dans les infrastructures, les américains "libérateurs" n'ont eu qu'à se servir.
Les premiers prisonniers commencent à sortir et c'est toute l'image de la détresse qui saute aux yeux. Habillés, pour les mieux nantis, de survêtements, la majorité porte des djellabas misérables, beaucoup n'ont ni chaussures ni savates au pieds. En guise de bagages, des sacs.
Ce sont les prisonniers des quartiers des peines légères. Par paquets de dix, de cent de mille, on ne compte plus. L'étroite cour de l'entrée ne suffit plus, les portails commencent à s'ouvrir, ils s'ouvrent sur l'infiniment grand.
Une prison pour tout un peuple
La gentille cour fleurie précède un espace immense et se succèdent ainsi des murailles, des portails et des grands espaces. La prison est bâtie sur 115, 120, 140, 150 hectares… personne n'est capable d'indiquer la surface exacte, ce qui est certain c'est que ceux qui ont construit une prison aussi grande étaient persuadés qu'un jour ils devraient la remplir.
Une muraille, des miradors, ultra moderne qui rappellent par leur forme des tours de contrôle d'aérodrome. Il faut effectivement voir de très loin, pour pouvoir maîtriser un tel espace.
Derrière chaque portail une aire gigantesque se déploie entourée des quartiers de détentions. Portail après portail on découvre la grande place de la prison, l'aire de rassemblement, là ou se déroule l'appel, à proximité de la décharge de la prison. Des tonnes de sacs poubelles d'où se dégage une odeur acide qui vous attrape à la gorge. Une montagne d'ordures, il parait que c'est celle d'une journée… mais combien sont-ils là dedans ?
Au fur et à mesure que le temps passe la foule des prisonniers libérés enfle. Ils portent un bric-à-brac de foire du trône fait de poste de télévisions, de ventilateurs, de réfrigérateurs, de malles, de caisses… certains étaient là pour longtemps, autant s'organiser en conséquence. La place centrale fait l'équivalent d'au moins quatre stades de football.
Ici se déroulaient des punitions collectives… Etrange : sur une partie de la place des gradins.
Au fond un autre portail qui s'ouvre sur un autre portail pour atteindre enfin le quartier des peines lourdes. Ce sont les derniers prisonniers à être libérés. Le minimum de condamnation ici c'est dix ans, le maximum c'est la peine capitale.
Là je rencontre dans la foule qui attend Oum Esma, du moins elle a une fille qui s'appelle Esma. Elle porte le voile noir traditionnel elle a une cigarette aux lèvres et me demande du feu. Je lui dit que je n'en ai pas, un homme à proximité allume galamment son briquet. A ma réponse elle se rend compte que je ne suis pas irakien. Je planque mon appareil photo et je lui dis juste que je suis Algérien. Elle vient attendre son mari. Il a été condamné à quinze ans de prison pour coups et blessures. Il n'a tué personne, elle m'explique. Il s'est battu avec son cousin après une querelle de voisinage. Il l'a laissé avec ses deux filles. Elle doit se déplacer chaque semaine pour lui ramener à manger. Elle doit aussi nourrir ses filles. Elle fait des ménages, vend des légume au marché, près d'Echawaka, vieux et pauvre quartier populaire de Baghdad.
Une dame à l'allure très citadine et très respectable accompagne Oum Esma. Elle attend son fils. Elle ne dit pas pourquoi il a été arrêté. Elles se sont connues lors des visites à la prison. Elle m'explique que la prison est une ville, une grande ville "mais sans femmes".
Dans le quartier des peines lourdes elles m'indiquent qu'il y a au moins 12 000 personnes. En l'absence d'un chiffre officiel, je me contente de cette statistique et je multiplie par le nombre de quartiers. La prison renfermerait donc 48 à 50 000 personnes.
Le chiffre est effrayant, incroyable, je n'ose pas le croire, je le confirme seulement. Les premiers prisonniers ont été libérés à 15h, à 19h j'essaye de me frayer un chemin dans la cohue et le flux ininterrompu de personnes qui se poursuivait à la même cadence. Minuit on indique que des gens quittent toujours la prison.
Aujourd'hui on annonce qu'ils étaient 7000 à cette époque. Dans la foule où se mêlent membres des familles, détenus et curieux on ne sait plus qui est qui.
Un passant me demande dans quel quartier j'étais détenu ! De toute façon ça n'a aucune importance l'Irak est une grande prison.
Dans le flot des libérations on apprendra que onze algériens étaient détenus en Irak pour des délits de droits communs.
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