Des jeunes artisans de La Casbah
Les derniers élèves de Bendebbagh
Ils ne sont pas diplômés des beaux-arts, ils ont juste apprécié et profité d’avoir été les voisins de Mostepha Bendebbagh. Dans les derniers moments de sa vie, l’artiste recevait simplement ces jeunes qu’il initiait à l’art sans autre forme de pédagogie que celle de l’admiration du disciple devant le maître. S’ils imitent aujourd’hui le maître et gardent précieusement ses r’cham, ils apprécient aussi la valeur de ce qui leur a été transmis. Modestes mais convaincus, ils veulent à leur tour redonner vie à un art ancestral.
Les trois jeunes artisans de gauche à droite : Farid Samaallah, Zakaria Daoud et Hamza Daoud.
Au détour d’une ruelle, à l’extrémité du reste d’un sabbat (passage couvert), au 6, de la rue Abdelkader-Madjer (cette rue est toujours connue sous le nom de Zenqat Sidi Ramdan et s’appelait rue Marmol à l’époque coloniale) l’échoppe surprend le passant.
Effectivement, on ne s’attend pas à voir des cadres de miroirs en bois peint et coffrets à l’ancienne accrochés à une porte, dans ce dédale qui n’est en fait qu’un passage pour ceux qui visitent la Haute-Casbah et se rendent forcément à la plus vieille mosquée d’Alger, Sidi Ramdan. Au moment où une partie de La Casbah se débarrasse de son image de ruine de grande valeur, que les rues sont nettoyées, que les anciennes bâtisses insalubres sont débarrassées, que les chemins deviennent accueillants, cette boutique qu’aucun programme de réhabilitation n’avait prévu surgit comme un miracle. Les jeunes ont-ils choisi sciemment ce lieu très fréquenté en principe par des touristes incertains ? Assurément non, ils ont loué en 2006, pour un prix symbolique, ce magasin sans fenêtres de moins de 12 m2 où il est difficile d’imaginer ouvrir autre chose qu’une telle échoppe. C’est le plus dégourdi des trois, Farid Samaallah, qui y a mis ses économies : “Après avoir travaillé à la décoration du salon d’honneur de la nouvelle aérogare d’Alger, l’argent que j’ai gagné m’a permis d’investir dans ce lieu.” Avec ses deux complices, associés et amis, ils ont donné un nouveau visage à cette portion de quartier et ont ressuscité une image que l’on croyait à jamais disparue, celle des échoppes des artisans de La Casbah. Au fait, sont-ils des artisans ou des artistes ? La question les fait rire et leur donne de la rougeur aux joues. Ils ne le savent pas et pour le moment, ils ne savent qu’une seule chose : investir du temps et des efforts pour réaliser ces objets d’une variété incroyable et aux couleurs les plus inattendues.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce genre de décoration de meubles et même de céramiques n’a effectivement rien de nouveau. C’est probablement la forme de décoration la plus ancienne que l’on connaisse à Alger. Il est rare d’ailleurs de ne pas trouver dans une famille algéroise un coffret à bijoux, un miroir – ou plus important encore, une skampla ou un landau décorés – datant du XIXe ou du début du XXe siècle. Ce sont effectivement des objets usuels qui étaient décorés de la sorte et donnaient du travail à un nombre incalculable d’artisans. L’industrie, la modernité et la perte des valeurs a failli achever cette expression artistique, naïve, première, mais néanmoins reconnue et appréciée par ceux à qui elle s’adressait. Probablement que le plus grand mérite de Mostepha Bendebbagh, au-delà d’avoir laissé des œuvres authentiquement artistiques, aura été de perpétuer durant de longues années cet art et le transmettre intégralement à des jeunes qui n’en demandaient pas tant. Certes, Bendebbagh a eu des élèves aux noms prestigieux aujourd’hui dans le monde de l’art tels Zakaria Morsli ou Ali Kerbouche. Mais ses autres élèves inconnus, qui ne fréquentent pas les galeries d’art et ont pris des mains du maître l’art comme on prend un cadeau, ont l’honneur de restituer ce que l’art ne restitue pas : la naïveté de l’accès au beau sans autre message à adresser que cette émotion face à ce qui séduit le regard. Ce lieu inattendu, cette caverne d’Ali Baba aurait pu ne jamais exister sans cette intention initiale de ces trois jeunes.
Pour l’amour de l’art
Il faut dire que Zakaria et Hamza Daoud, deux frères, sont un peu comme Obélix : ils sont tombés dans l’art quand ils étaient tous jeunes. Naturellement doués pour le dessin, ils ont la chance d’avoir pour oncle Mohamed Daoud, enlumineur, décorateur et peintre à ses heures mais également élève de Mostepha Bendebbagh, sans oublier bien sûr que la maison familiale ne manque pas non plus d’œuvres de l’artiste, l’ami et le voisin depuis des lustres.
Bendebbagh avait repéré Hamza, le plus jeune, qui lui rendait souvent visite. Il est vrai que ce jeune à peine sorti de l’adolescence étonne par sa dextérité. C’est lui qui introduit Farid Samaallah auprès du maître. Farid est aussi un autodidacte, il a fait quelque temps de la caricature mais il ne trouve aujourd’hui d’accomplissement que dans ce qu’il fait tous les jours. Il a déjà participé à des expositions, mais qui ont été pour lui plus des alibis pour les organisateurs que de véritables moyens de promotion de l’artisanat. “Je dois dire que ce sont les étrangers qui nous encouragent”, avoue-t-il à contrecœur. Effectivement, des délégations officielles, notamment des ambassadeurs en visite à La Casbah, ont permis à Farid de montrer ce qu’il sait faire et de gagner un peu d’argent et de la notoriété. Des âmes charitables ont organisé des garden-parties chez elles pour permettre à l’artiste d’exposer et de vendre ses œuvres.
Certes, de nombreuses commandes arrivent aujourd’hui à l’échoppe. Les trois compères mettent en dépôt-vente leurs produits à l’aéroport d’Alger notamment, mais se heurtent à des difficultés kafkaïennes : “On a du mal à trouver un menuisier qui accepte de nous découper le bois, les feuilles en multiplié, selon nos désir. Ils trouvent que c’est un petit travail qui ne rapporte pas. Pourtant, sans cela on ne peut pas fabriquer nos objets.” Ils ont effectivement pensé à acheter une scie sauteuse pour faire les petites découpes eux-mêmes, mais le plus compliqué reste de découper en petites planches les grandes feuilles de bois.
Ils ont aussi du mal à trouver des objets en céramique crue, ou alors elle est de mauvaise qualité alors qu’ils s’enorgueillissent de travailler sur tous les supports. Mieux, ils s’imaginent investir un art majeur en Algérie, la miniature, qu’ils mettent à la disposition de la décoration des objets qu’ils fabriquent. Une innovation certes, mais ils s’exercent afin d’avoir encore plus de maîtrise.
Ces jeunes de leur temps, qui ont vécu de petits boulots, qui ont eu, comme Farid, des moments difficiles en tenant une table de cigarettes, qui n’ont pas eu la chance de poursuivre de longues études, sont d’un extraordinaire réalisme. Ils sont aussi comme tous les jeunes de leur génération, un petit peu aigris et désabusés tout en croyant en un avenir meilleur. Ils supposent que ce qu’ils font est suffisamment important pour intéresser des connaisseurs, même si dans les hautes instances de la culture en Algérie ont considéré que leurs objets étaient tout simplement trop coûteux. Dans le même temps, ils sont peu nombreux à voir pourtant que la démarche de ces trois jeunes a une valeur inestimable.
Amine Esseghir
Mostepha Bendebbagh
Mostepha Bendebbagh est né le 5 septembre 1905 et décédé le 22 janvier 2006 à son domicile, une douéra, ancienne maison algéroise de la Haute-Casbah sise rue Mohamed Azzouzi (Bir Soustara avant la colonisation, rue des Maughrébins en 1830). Enlumineur, mais aussi maître dans les arts appliqués, il a marqué de son sceau l’enluminure algérienne. Ses thèmes de prédilection son les bouquets de fleurs, les paons traînant au milieu d’un décor floral luxuriant, toujours empreints de cette ambiance particulière marquée par une décoration abondante (faites d’éléments floraux, de calligraphies, de formes géométriques et zoomorphiques) et des couleurs chatoyantes. Bendebbagh a aussi restitué et certainement immortalisé des éléments constitutifs de l’imaginaire de sa société. Les fleurs renvoient à l’image des jardins du paradis. Elles déterminent aussi une valeur esthétique, elles définissent ce qui est beau et renvoient à l’amour, au parfum, au printemps, au goût de la vie. L’oiseau a toujours été vu comme le porteur d’un message, il reflète l’idée du messager divin annonçant d’heureux présages. Le poisson, que l’on retrouve souvent, symbolise l’espoir et la survie. Il illustre la légende qui dit que les paysans ont quitté les terres pour aller pêcher des poissons alors que la sécheresse les avait empêchés de cultiver leurs terres.
Les couleurs ont aussi un usage symbolique. Le bleu, c’est ciel d’où tombe la pluie source de vie. Le jaune renvoie au soleil, source de chaleur nécessaire pour le bien-être. Le noir illustre la nuit, synonyme de repos après l’effort. Quant au blanc, il est toujours l’équivalent de la propreté du corps et de l’esprit.
Mostepha Bendebbagh, nommé doyen de l’Ecole supérieure des beaux-arts d’Alger en 1982, a exposé ses œuvres pour la première fois à Marseille en 1922. Il a participé à l’exposition internationale à Newcastle, en Grande-Bretagne, en 1929. Il a pris part à l’exposition internationale de Chicago aux Etats-Unis en 1933. Donnant, à l’image des frères Racim ou de Baya, avant même l’Indépendance, un retentissement international à un art d’inspiration authentiquement algérienne.
A. E.
Extraits du livre d’or
Le livre d’or de la boutique des trois jeunes indique en tous les cas que La Casbah continue de recevoir son lots d’admirateurs – peut être pas en nombre comme cela est souhaité par ses habitants – qui bravent les dangers supposés ou réels et sont tout simplement sous le charme de la petite boutique de Sidi Ramdan. On trouve ainsi, au côté de l’arabe, du français ou de l’anglais, des idéogrammes japonais pour exprimer dans toutes les langues la joie de se retrouver nez à nez avec cette incertaine machine à remonter le temps qu’est l’échoppe des trois artisans.
La boutique est aussi devenue la halte des officiels en visite à La Casbah tant elle représente un bastion de résistance pour maintenir vivant l’artisanat ancien condamné apparemment à la disparition. Quelques extraits pour s’en convaincre.
“A real Treasure in the middle of the Casbah.” Signature illisible, 30-08-2006.
“Une rencontre inattendue mais formidable. Votre travail est merveilleux et unique.” Nicolas, Paris, septembre 2006.
“J’espère que vous aurez toute la chance et le succès que vous méritez bon courage.” Florence, Paris, France, 11-09-2006
“What a very talented artist !” Laurette, South Africa, 13-09-2006
“Was much impressed by Algiers the Casbah and this art shop so typifies the art of the city and the culture.” Logu, USA, 15-09-2006
Complimenti si Giovanni artisti delle Casbah.” Signature illisible, 06-11-2006
“Nice to see you maintaining the old arts. Good luck.” Ambassadeur du Pérou, 06-12-2006
“Félicitations pour le travail.” Bibiano Jones, ambassadeur d’Argentine, 27-02-2007
“Bravo pour ces peintures raffinée et délicates.” Gaëtan Guignard, 28-04-2007
“En apoyo a los artesanos de… Argelia y condeses de que su arte y cultura sea un apoyo para toda la gente de la pais en el cual se refleja su arte.” Pilar Macho, Espagne, 06-05-2007
“It’s a pleasure to support the continued efforts and life of such an artist. Thank you.” Julia Brennan, Washington DC, 21-06-2007
“Thank you for your hospitality, I’m most impressed with your art.” Zeina, London, 03-07-2007
In hebdomadaire Les Débats semaine du 25 au 31 juillet 2007
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