Une histoire de bureaucratie
Le terme en usage dans la presse est «prostitution clandestine». Bien entendu, il est utilisé en référence à une autre prostitution légale, autorisée. De là à dire qu’elle est acceptée et assumée, il y a encore du chemin à faire.
Elles seraient 1,2 million de femmes à pratiquer le plus vieux métier du monde de manière illégale en Algérie. Ce chiffre a été présenté dans un rapport d’enquête décrit comme confidentiel réalisé par l’institut de sondage «Abassacom» en 2008. Le document est d’autant plus intéressant qu’il nous apprend que le 1,2 million de prostituées feraient vivre 3 à 4 millions personnes. Certes, nous pouvons digresser longtemps sur les chiffres obtenus et la méthode de «recensement» de ces femmes. Cela est d’autant plus difficile à comprendre que nous parlons d’une activité illégale, clandestine, et qui plus est dans un domaine où la discrétion est de rigueur. Dans le même temps, il est certain que le phénomène de la prostitution hors cadre légal a pris de l’ampleur* et nécessite une étude approfondie quand ce n’est pas une prise en charge. Car du point de vue réglementaire, la prostitution en Algérie tient plutôt du «reliquat» de la colonisation et de la misère sociale et morale qui l’accompagnait. Effectivement, du côté de la loi, c’est le néant absolu.
Dans un document publié en 2001 par le ministère de la Santé sur la lutte contre les IST VIH SIDA, il est noté que le seul texte réglementaire relatif à la prostitution est un arrêté du préfet d’Alger datant du 15 juin 1944, portant «règlement de la prostitution dans les villes ayant une police d’Etat», même si ledit document précise que le travail du sexe en Algérie s’exerce sous deux grandes formes : légal contrôle médical par les services de police, ou alors clandestin, sur lequel ne s’exerce que le contrôle des services de sécurité lorsqu’ils opèrent des descentes. Il est tout de même intéressant que la réglementation pour travailler en maison légale (le document du ministère recensait 30 maisons encore ouvertes sur les 171 qui existaient en Algérie) précise même le processus d’entrée en activité. La travailleuse du sexe doit posséder une sorte d’agrément, l’arrêté d’exercice établi par la wilaya. Pour obtenir ce document, la candidate, qui doit être expressément célibataire,veuve ou divorcée, doit en faire expressément la demande à la wilaya et présenter un dossier administratif comprenant ladite demande (sic) et un certificat médical (sérologie de la syphilis, des hépatites B et C, VIH négatif et gonococcie négative). L’autorisation d’exercice obtenue, elle devra passer par le Service de Préservation Sociale pour enquête et par le Centre de Salubrité Publique pour sa sérologie.
Elle partira ensuite pour la ville où elle a choisi d’exercer. Une prostituée en activité doit passer par le CSP et le Service de Préservation Sociale où lui sera signifié son «départ», et ce, pour le moindre de ses déplacements (permission, arrêt de travail, départ). Une réglementation archaïque qui, loin de se soucier des questions sociales et morales, se soucie essentiellement des questions de salubrité, comme on s’intéresserait au ramassage des ordures ménagères.
Relique coloniale
Il reste que la réglementation française a elle-même évolué. L’existence des prostituées que les militaires français fréquentaient dès le début de la colonisation avait donné lieu à un des premiers textes réglementaires de la France en Algérie. Les noms des «filles publiques» étaient consignés dans le registre du dispendieux et celui de la police des mœurs. L’inscription était une garantie de travail pour la prostituée, mais aussi un moyen de réduire la propagation des maladies vénériennes qui réduisaient considérablement les effectifs aptes au combat. En 1837, le maire de la ville d’Alger prend officiellement en charge la surveillance des filles publiques. En 1853, c’est le règlement français venu de métropole qui s’appliqua avec tout de même quelques nuances, puisque l’acte volontaire d’inscription n’était pas garanti en Algérie. Par ailleurs, la même réglementation donnait la possibilité aux femmes de «travailler en maison» ou librement en ramenant les clients chez elles. En 1930, la multiplication du nombre de prostituées, notamment celles qui échappaient au contrôle sanitaire, avait donné lieu à un classement des prostituées en deux catégories. Les prostituées légales, recensées dans les maisons, et les prostituées clandestines à qui était offerte la possibilité de se faire examiner par des médecins habilités ou au dispensaire. Cette manière de faire a permis surtout d’établir une statistique plus proche de la réalité. Le texte de 1944 n’est en fait que la succession logique de cette progression des textes réglementaires dont le seul souci était de préserver la santé publique plutôt que de trouver des réponses concrètes à un problème social dont on se souciait peu. Car au moment où se multipliaient les maisons closes dans les grandes villes algériennes, se publiaient en Algérie des «guides roses» donnant adresses et spécialités de ces maisons. Certaines maisons étaient devenues célèbres, comme «Le Chabanais» rue du Chêne, ou bien «Les trois étoiles» ou la maison «Chicago» rue Kataroujil qui se faisaient face à la Casbah d’Alger. La réglementation propre à gérer les questions d’hygiène avait donné naissance à une prostitution officielle folklorisée, donnant l’image de la colonie, quand elle ne fondait une part de son économie. Pour s’en convaincre, il suffit de relire «La prostitution, un sous-produit du régime colonial» publié dans La république algérienne en 1954. «Si le but du régime colonial était de porter atteinte à un honneur particulièrement chatouilleux, nous avouons que ce but est atteint car nous souffrons dans notre âme et dans notre dignité de voir nos filles livrées à la honte d’un commerce dégradant.» Le pire, c’est que cela continue.
La période ottomane ne fut pas non plus d’un grand secours aux prostituées. A Alger, c’était le mezouar, sorte d’agent de police responsable de l’ordre public, qui était en charge des filles publiques. Le mezouar recrutait les filles mais s’occupait aussi de prélever taxes et impôts pour la Régence sur la prostitution. Les filles de joie étaient souvent des prostituées clandestines qui tombaient entre ses griffes. Il y avait aussi dans le lot des femmes et des filles sur lesquelles il avait jeté son dévolu. Il suffisait d’un écart pour que les filles qui l’intéressent soient attrapées en flagrant délit d’adultère ou pour un simple flirt. Il reste qu’au-delà d’assurer la garde des filles publiques, le mezouar assumait aussi le rôle de proxénète et de tenancier de bordel dans la mesure où c’était à lui qu’il fallait s’adresser pour avoir accès aux services des filles publiques. Le mezouar sera aussi d’un grand apport à l’administration militaire française dès le début de l’invasion, autant pour préserver le moral des troupes que pour informer et guider les nouvelles autorités dans la ville. Mal des sociétés depuis la nuit des temps, la prostitution reste tout de même l’expression d’un malaise, voire d’une violence. Impossible à éradiquer, les sociétés modernes tendent en général à en réduire les effets, notamment sur les prostituées elles-mêmes. C’est loin d’être le cas chez nous.
Amine Esseghir
* L’observation que peut faire n’importe quel individu indique bien que la prostitution se cache de moins en moins, qu’elle prend ses quartiers et a ses lieux de prédilection.
A ce sujet également, un livre à lire absolument : «De la tolérance en Algérie» de Barkahoum Ferhati (Editions Dar El Othmania - Alger, 2007)
In Les Débats du 4 au 10 mars 2009
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